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16.7 « Connaissances critiques en matière de durabilité » pour l'Aquaponie

· Aquaponics Food Production Systems

16.7.1 Partialité

Malgré les récits contemporains de la durabilité qui soulignent son caractère complexe, multidimensionnel et contesté, dans la pratique, une grande partie de la science qui s’intéresse aux questions de durabilité reste attachée aux perspectives et aux mesures disciplinaires traditionnelles (Miller et coll., 2014). Il faut le dire, les connaissances disciplinaires ont une valeur évidente et ont permis de réaliser d’énormes progrès dans la compréhension depuis l’Antiquité. Néanmoins, l’appréciation et l’application des questions de durabilité par les voies disciplinaires traditionnelles ont été caractérisées par l’incapacité historique de faciliter le changement sociétal plus profond nécessaire pour des questions telles que celle que nous affrontons ici - la transformation durable du système alimentaire paradigme (Fischer et al., 2007).

L’articulation des problèmes de durabilité par des voies disciplinaires traditionnelles conduit souvent à des conceptions « atomisées » qui considèrent les dimensions biophysiques, sociales et économiques de la durabilité comme des entités compartimentées et supposent qu’elles peuvent être abordées de façon isolée (p. ex. Loos et al. 2014). Au lieu de considérer les questions de durabilité comme une convergence de composantes interactives qui doivent être abordées ensemble, les perspectives disciplinaires encouragent souvent des « solutions techno-fixes » pour résoudre des problèmes multidimensionnels souvent complexes (p. ex. Campeanu et Fazey 2014). Une caractéristique commune de ces cadres est qu’ils impliquent souvent que les problèmes de durabilité peuvent être résolus sans tenir compte des structures, des objectifs et des valeurs qui sous-tendent des problèmes complexes à des niveaux plus profonds, en accordant généralement peu de considération aux ambiguïtés de l’action humaine, de la dynamique institutionnelle et de la conceptions plus nuancées du pouvoir.

La pratique consistant à décomposer un problème en composantes discrètes, à les analyser isolément puis à reconstruire un système à partir des interprétations des parties a été une vision méthodologique extrêmement puissante qui remonte à l’aube de la modernité avec l’arrivée du réductionnisme cartésien ( Merchant 1981). Étant un principe clé de la production de connaissances objectives, cette pratique constitue le socle de la plupart des efforts disciplinaires en sciences naturelles. L’importance d’une connaissance objective, bien sûr, réside dans le fait qu’elle fournit à la communauté des chercheurs des « faits », des informations précises et reproductibles sur des phénomènes généralement dispersés. La production des faits a été la salle des machines de l’innovation qui a propulsé la Révolution Verte. La science a alimenté les « connaissances d’experts » et fourni des informations pénétrantes sur la dynamique de nos systèmes de production alimentaire qui sont restées invariantes par les changements dans le temps, l’espace ou le lieu social. Construire un catalogue de ce type de connaissances, et le déployer comme ce que Latour (1986) appelle des « mobiles immuables », a constitué la base des systèmes universels de monoculture, de fertilisation et de lutte contre les ravageurs qui caractérisent le système alimentaire moderne (Latour 1986).

Mais cette forme de production de connaissances présente des faiblesses. Comme tout scientifique le sait, pour obtenir des connaissances significatives, cette méthode doit être strictement appliquée. Il a été démontré que cette production de connaissances est « orientée vers les éléments de la nature qui cèdent à sa méthode et vers la sélection des problèmes les plus susceptibles d’aboutir à des solutions avec les connaissances ainsi produites » (Kloppenburg, 1991). Un exemple clair de cela serait notre programme de recherche déséquilibré sur la sécurité alimentaire qui privilégie fortement la production plutôt que les questions de conservation, de durabilité ou de souveraineté alimentaire (Hunter et coll., 2017). La plupart des travaux de grande envergure sur la sécurité alimentaire se concentrent sur la production (Foley et al. 2011), mettant l’accent sur les flux matériels et les budgets sur des questions plus profondes telles que les structures, les règles et les valeurs qui façonnent les systèmes alimentaires. Le fait est que, parce que nous en savons plus sur les interventions matérielles, il est plus facile de concevoir, de modéliser et d’expérimenter ces aspects du système alimentaire. Comme le soulignent Abson et coll. (2017 : 2) : « De nombreuses applications scientifiques de durabilité du plomb supposent que certains des facteurs les plus difficiles de non-durabilité peuvent être considérés comme des « propriétés fixes du système » qui peuvent être traitées dans l’isolation’. En poursuivant les voies où le succès expérimental est le plus souvent réalisé, les approches disciplinaires « atomisées » négligent les domaines où d’autres approches pourraient s’avérer gratifiantes. Ces « points aveugles » épistémologiques signifient que les interventions en matière de durabilité sont souvent axées sur des aspects très tangibles qui peuvent être simples à envisager et à mettre en œuvre, mais qui ont un faible potentiel de « tirer parti » d’une transition durable ou d’un changement plus profond du système (Abson et al., 2017). Se familiariser avec les limites et les partialités de nos connaissances disciplinaires est un aspect que nous soulignons lorsque nous revendiquons la nécessité de développer une « connaissance critique en matière de durabilité » pour l’aquaponie.

Dans une perspective disciplinaire, les compétences en matière de durabilité des systèmes aquaponiques peuvent être plus ou moins simples à définir (par exemple, la consommation d’eau, l’efficacité du recyclage des éléments nutritifs, les rendements comparatifs, la consommation d’intrants non renouvelables, etc.). En effet, plus nous définissons étroitement les critères de durabilité, plus il est facile de tester de tels paramètres et plus il est facile d’apposer la revendication de durabilité sur nos systèmes. Le problème, c’est que nous pouvons concevoir notre voie vers une forme de durabilité que seuls peu pourraient considérer comme durable. Pour paraphraser Kläy et coll. (2015), lorsque nous transformons notre souci initial de réaliser un système alimentaire durable en une « question de faits » (Latour 2004) et que nous limitons nos efforts de recherche à l’analyse de ces faits, nous modifions subtilement mais profondément le problème et l’orientation de la recherche. Un tel problème a été identifié par Churchman (1979:4 —5) qui a constaté que, parce que la science porte principalement sur l’identification et la solution des problèmes, et non sur les aspects systémiques et éthiques connexes, il y a toujours le risque que les solutions proposées augmentent même l’insoutenabilité du développement. il a appelé « l’erreur environnementale » (Churchman 1979).

Nous pourrions soulever des préoccupations connexes pour notre propre domaine. Les premières recherches en aquaponie ont tenté de répondre à des questions concernant le potentiel environnemental de la technologie, par exemple en ce qui concerne les rejets d’eau, les intrants de ressources et le recyclage des éléments nutritifs, avec des recherches conçues autour des systèmes aquaponiques à petite échelle. Bien qu’il soit clair que son orientation soit restreinte, cette recherche a généralement mis l’accent sur les préoccupations en matière de durabilité. Récemment, cependant, nous avons détecté un changement dans l’orientation de la recherche. Ce point est soulevé dans le chapitre 1 de cet ouvrage, dont les auteurs partagent notre propre point de vue, en observant que la recherche « ces dernières années s’est de plus en plus orientée vers la faisabilité économique afin de rendre l’aquaponie plus productive pour les applications agricoles à grande échelle ». Les discussions, nous avons constaté, portent de plus en plus sur les avenues d’efficacité et de rentabilité qui fixent souvent le potentiel de l’aquaponie à sa concurrence perçue avec d’autres méthodes de production à grande échelle (hydroponique et RAS). L’argument semble être que ce n’est que lorsque les problèmes de productivité du système sont résolus, par des mesures d’efficacité et des solutions techniques telles que l’optimisation des conditions de croissance des plantes et des poissons, que l’aquaponie devient économiquement compétitive par rapport aux autres technologies de production alimentaire industrielle et est légitimé comme un méthode de production alimentaire.

Nous conviendrons certainement que la viabilité économique est un élément important du potentiel de résilience et de durabilité à long terme de l’aquaponie. Cependant, nous mettrons en garde contre une définition trop étroite de notre éthique de la recherche — et même de la vision future de l’aquaponie — fondée uniquement sur des principes de production et de profit. Nous craignons que lorsque la recherche aquaponique se limite à l’efficacité, à la productivité et à la compétitivité du marché, les anciennes logiques de la Révolution verte se répètent et que nos revendications en matière de sécurité alimentaire et de durabilité deviennent peu profondes. Comme nous l’avons vu précédemment, le productionnisme a été compris comme un processus dans lequel une logique de production surestime d’autres activités de valeur au sein des systèmes agricoles (Lilley et Papadopoulos 2014). Puisque la durabilité implique intrinsèquement une diversité complexe de valeurs, ces étroites avenues de recherche risquent, nous le craignons, l’articulation de l’aquaponie dans une vision restreinte de la durabilité. Poser la question suivante : « Dans quelles circonstances les aquaponiques peuvent-elles surpasser les méthodes traditionnelles de production alimentaire à grande échelle ? » ne revient pas à demander « dans quelle mesure l’aquaponie peut-elle répondre aux exigences de durabilité et de sécurité alimentaire de l’Anthropocène ? ».

16.7.2 Contexte

La production de connaissances par des voies disciplinaires traditionnelles implique une perte de contexte qui peut réduire notre réponse à des questions complexes de durabilité. La nature multidimensionnelle de la sécurité alimentaire implique qu’ « il n’existe pas de voie unique, valable à l’échelle mondiale, vers une intensification durable » (Struik et Kuyper 2014). Les exigences physiques, écologiques et humaines qui pèsent sur nos systèmes alimentaires sont contextuelles et, en tant que telles, les pressions liées à la durabilité et à la sécurité alimentaire qui découlent de ces besoins. L’intensification nécessite une contextualisation (Tittonell et Giller 2013). La durabilité et la sécurité alimentaire sont des résultats de pratiques « localisées » et ne peuvent être extraites des particularités du contexte et du « lieu » qui sont de plus en plus perçues comme des facteurs importants dans les résultats de telles pratiques (Altieri 1998 ; Hinrichs 2003 ; Reynolds et al. 2014). En plus de cela, l’Anthropocène lance une tâche supplémentaire : les formes localisées de connaissances doivent être couplées à des connaissances « globales » pour produire des solutions durables. La problématique de l’Anthropocène nous impose un grand besoin de reconnaître l’interconnexion du système alimentaire mondial et de notre place globalisée à l’intérieur de celui-ci : la façon particulière d’obtenir une intensification durable dans une partie de la planète risque d’avoir des ramifications ailleurs (Garnett et al., 2013). Développer une « connaissance critique en matière de durabilité » signifie s’ouvrir aux divers potentiels et contraintes qui découlent des préoccupations contextualisées en matière de durabilité.

L’une des principales ruptures proposées par l’intensification écologique est l’éloignement de la réglementation chimique qui a marqué la force motrice du développement agricole pendant la révolution industrielle et vers la régulation biologique. Une telle mesure renforce l’importance des contextes et des spécificités locaux. Bien que traitant le plus souvent des pratiques agricoles traditionnelles des petits exploitants, les méthodes agroécologiques ont montré comment le contexte peut être pris en compte, compris, protégé et célébré à part entière (Gliessman 2014). L’étude des écosystèmes « réels » dans toute leur complexité contextuelle peut donner lieu à un « sentiment pour l’écosystème », essentiel à la compréhension et à la gestion des processus de production alimentaire (Carpenter, 1996).

La pertinence des idées agroécologiques ne doit pas se limiter à la « ferme » ; la nature des systèmes aquaponiques en boucle fermée exige un « équilibrage » des agents écologiques codépendants (poissons, plantes, microbiome) dans les limites et les moyens de chaque système particulier. Bien que le microbiome des systèmes aquaponiques ne fasse que commencer à être analysé (Schmautz et al., 2017), la complexité et le dynamisme devraient dépasser les systèmes d’aquaculture en recirculation, dont la microbiologie est connue pour être affectée par le type d’alimentation et le régime alimentaire, les routines de gestion, la microflore associée au poisson, paramètres de l’eau de maquillage et pression de sélection dans les biofiltres (Blancheton et al., 2013). Ce qui peut être considéré comme « simple » par rapport à d’autres méthodes agricoles, l’écosystème des systèmes aquaponiques est néanmoins dynamique et nécessite des soins. Le développement d’une « écologie du lieu », dans laquelle le contexte est intentionnalité et avec laquelle il est engagé avec soin, peut servir de force créative dans la recherche, y compris la compréhension scientifique (Thrift, 1999 ; Beatley et Manning, 1997).

La dynamique biophysique et écologique des systèmes aquaponiques est essentielle à toute la conception de l’aquaponie, mais les potentiels de durabilité et de sécurité alimentaire ne dérivent pas uniquement de ces paramètres. Comme le soulignent König et coll. (2016), pour les systèmes aquaponiques, « des contextes différents affectent potentiellement la réalisation de tous les aspects de la durabilité : économique, environnemental et social » (König et coll. 2016). L’énorme potentiel de configuration de l’aquaponie, qu’il s’agisse de systèmes miniatures ou d’hectares, étendus ou intensifs, de systèmes de base ou de haute technologie, est tout à fait atypique dans toutes les technologies de production alimentaire (Rakocy et al., 2006). Le caractère intégratif et la plasticité physique des systèmes aquaponiques permettent de déployer la technologie dans une grande variété d’applications. Nous estimons que c’est précisément la force de la technologie aquaponique. Compte tenu de la nature diversifiée et hétérogène des préoccupations liées à la durabilité et à la sécurité alimentaire dans l’Anthropocène, la grande adaptabilité, voire la « hackabilité » (Delfanti 2013), de l’aquaponie offre beaucoup de potentiel pour développer une production alimentaire « sur mesure » (Reynolds et al. 2014) qui est explicitement adaptée à la environnementales, culturelles et nutritionnelles. Les systèmes aquaponiques promettent des avenues de production alimentaire qui pourraient être orientées vers les limites locales d’assimilation des ressources et des déchets, la disponibilité des matériaux et des technologies, le marché et la demande de main-d’œuvre. C’est pour cette raison que la recherche de résultats en matière de durabilité peut bien impliquer différentes voies de développement technologique qui dépendent de la région (Coudel et al., 2013). C’est un point qui commence à être reconnu de plus en plus, certains commentateurs affirmant que l’urgence des questions de durabilité mondiale et de sécurité alimentaire dans l’Anthropocène exige une approche ouverte et multidimensionnelle de l’innovation technologique. Par exemple, Foley et coll. (2011:5) déclarent : « La recherche de solutions agricoles devrait rester neutre sur le plan technologique. Il existe de multiples voies pour améliorer la production, la sécurité alimentaire et la performance environnementale de l’agriculture, et nous ne devrions pas être enfermés dans une seule approche a priori, qu’il s’agisse de l’agriculture conventionnelle, de la modification génétique ou de l’agriculture biologique » (5) (Foley et al. 2011). Nous soulignons ce point pour l’aquaponie, comme l’ont déjà fait König et coll. (2018 : 241) : « il existe plusieurs problèmes de durabilité que l’aquaponie pourrait résoudre, mais qui peuvent être impossibles à fournir en une seule configuration du système. Par conséquent, les voies futures devront toujours impliquer une diversité d’approches ».

Mais l’adaptabilité de l’aquaponie pourrait être considérée comme une épée à double tranchant. L’inspiration pour des solutions spécifiques de durabilité « sur mesure » apporte avec elle la difficulté de généraliser les connaissances aquaponiques à des fins plus vastes et reproductibles. Les systèmes aquaponiques réussis répondent aux spécificités locales en matière de climat, de marché, de connaissances, de ressources, etc. (Villarroel et al. 2016 ; Love et al. 2015 ; Laidlaw et Magee 2016), mais cela signifie que les changements à grande échelle ne peuvent pas facilement s’effectuer à partir de la réplication fractale d’histoires de réussite locales non reproductibles. Si l’on tient compte de questions semblables à celles-ci, d’autres branches de la recherche sur l’intensification écologique ont suggéré de remettre en question l’expression « mise à l’échelle » (Caron et al., 2014). Au lieu de cela, l’intensification écologique commence à être considérée comme une transition de processus multiscalaires, qui suivent tous des « règles » biologiques, écologiques, de gestion et politiques, et génèrent des besoins uniques en matière de compromis (Gunderson, 2001).

Comprendre et intervenir dans des systèmes complexes comme celui-ci présente d’énormes défis pour notre recherche, qui est orientée vers la production de « connaissances expertes », souvent conçues en laboratoire et isolées de structures plus larges. Le problème complexe de la sécurité alimentaire se heurte à des incertitudes qui ne peuvent être résolues de manière adéquate en recourant aux exercices de résolution de casse-tête de la « science normale » de Kuhnian (Funtowicz et Ravetz 1995). La nécessité de tenir compte de la « spécificité » et de la « généralité » dans des questions complexes de nature durable entraîne de grandes difficultés méthodologiques, organisationnelles et institutionnelles. Le sentiment est que pour atteindre les objectifs contextualisés en matière de durabilité et de sécurité alimentaire, la connaissance « universelle » doit être liée à la connaissance « locale » (Funtowicz et Ravetz 1995). Pour Caron et coll. (2014), cela signifie que « les scientifiques apprennent à aller et retours continuellement… » entre ces deux dimensions, « … à la fois pour formuler leur question de recherche et capitaliser leurs résultats… La confrontation et l’hybridation entre les sources hétérogènes de connaissances sont donc essentielles » (Caron et al., 2014). La recherche doit être ouverte à des cercles plus larges de parties prenantes et à leurs flux de connaissances.

Compte tenu de l’énorme défi que représente un tel système pour tous les comptes, une résolution tentante pourrait être trouvée dans le développement de techniques d’agriculture aquaponique plus avancées « contrôlées par l’environnement ». Ces systèmes fonctionnent en éliminant les influences externes dans la production, en maximisant l’efficacité en minimisant l’influence de variables sous-optimales spécifiques à l’emplacement (Davis 1985). Mais nous mettons en doute cette approche sur un certain nombre de comptes. Étant donné que l’impulsion de tels systèmes réside dans la mise en tampon de la production alimentaire contre les « incohérences localisées », il y a toujours un risque que les besoins locaux en matière de durabilité et de sécurité alimentaire soient également externalisés de la conception et de la gestion des systèmes. La suppression des anomalies localisées dans la recherche du « système parfait » doit certainement offrir des potentiels d’efficacité alléchants sur papier, mais nous craignons que ce type de résolution de problèmes ne contourne la problématique de spécificité générale des problèmes de durabilité dans l’Anthropocène sans les confronter. Plutôt qu’un remède, le résultat pourrait bien être une extension de l’approche disloquée de la production alimentaire, qui a marqué la Révolution verte.

La recherche aquaponique actuelle qui suit soit les écoles informelles de « découplage » ou de « fermeture du cycle » pourrait bien être un exemple de ce type de cadrage. En repoussant les limites de productivité de l’un ou l’autre côté de la production — l’aquaculture ou l’hydroculture —, les compromis opérationnels inhérents au principe aquaponique écologique deviennent plus évidents et deviennent perçus comme des obstacles à la productivité qu’il faut surmonter. Encadrer le problème aquaponique comme celui-ci donne lieu à des solutions qui impliquent davantage de technologie : vannes à sens unique brevetées, pièges à condensation, oxygénateurs de haute technologie, éclairage LED, distributeurs de nutriments supplémentaires, concentrateurs de nutriments, etc. Ces orientations réaffirment la dynamique de connaissance de l’agriculture industrielle moderne qui a trop concentré l’expertise et la puissance des systèmes de production alimentaire entre les mains de scientifiques appliqués engagés dans le développement d’intrants, d’équipements et de systèmes de gestion à distance. Nous ne savons pas comment de telles mesures technocratiques pourraient s’intégrer dans une éthique de la recherche qui place la durabilité au premier plan. Il ne s’agit pas d’un argument contre les systèmes d’environnement fermé de haute technologie ; nous espérons simplement souligner que, dans le cadre d’un premier paradigme de la durabilité, nos technologies de production alimentaire doivent être justifiées en vue de générer des résultats propres au contexte de durabilité et de sécurité alimentaire.

Comprendre que la durabilité ne peut pas être retirée de la complexité du contexte ou des potentialités du lieu, c’est reconnaître que les « connaissances d’experts » ne peuvent être considérées comme garantes de résultats durables. Cela pose un défi aux modes de production centralisée des connaissances basés sur des expériences dans des conditions contrôlées et à la manière dont la science pourrait contribuer aux processus d’innovation (Bäckstrand 2003). Il est crucial ici de concevoir des systèmes méthodologiques qui garantissent à la fois la robustesse et la génicité des connaissances scientifiques et leur pertinence par rapport aux conditions locales. Le passage à de telles conceptions nécessite un changement considérable dans nos schémas actuels de production de connaissances et implique non seulement une meilleure intégration de l’agronomique avec les sciences humaines et politiques, mais suggère une voie de coproduction de connaissances qui va bien au-delà de l’ « interdisciplinarité » (Lawrence 2015).

À cet égard, il est important de souligner le point de Bäckstrand (2003, p. 24) selon lequel l’intégration des connaissances laïques et pratiques dans les processus scientifiques ne repose pas sur l’hypothèse que les connaissances laïques sont nécessairement « vraies », « meilleures » ou « vertes ». Au contraire, comme le soulignent Leach et al. (2012, p. 4), il découle de l’idée que « favoriser des approches et des formes d’innovation plus diversifiées (sociales et technologiques) nous permet de réagir aux incertitudes et aux surprises découlant de chocs et de stress biophysiques et socioéconomiques complexes et interagissant ». Face à l’incertitude quant aux futurs résultats environnementaux de l’Anthropocène, une multiplicité de perspectives peut empêcher le rétrécissement des solutions de rechange. À cet égard, la richesse potentielle d’expérimentations qui se produisent dans des projets « arrière-cour » et communautaires à travers l’Europe représente une ressource inexploitée qui n’a jusqu’à présent guère retenu l’attention des milieux de recherche. « Le secteur à petite échelle… » Konig et coll. (2018 : 241) observent, « … fait preuve d’optimisme et d’un degré surprenant d’auto-organisation sur Internet. Il pourrait y avoir de la place pour créer d’autres innovations sociales ». Compte tenu de la nature multidimensionnelle des enjeux de l’Anthropocène, les innovations de base, comme le secteur de l’aquaponie, tirent parti des connaissances et de l’expérience locales et œuvrent vers des formes d’innovation sociales et organisationnelles qui, aux yeux de Leach et al. (2012, p. 4), sont « au moins aussi cruciales que avancées ». science et technologie ». L’établissement de liens avec des groupes communautaires d’aquaponie offre potentiellement un accès à des groupes alimentaires locaux dynamiques, à des gouvernements locaux et à des consommateurs locaux qui sont souvent enthousiastes à l’égard des perspectives de collaboration avec des chercheurs. Il convient de noter que, dans un climat de financement de plus en plus concurrentiel, les collectivités locales offrent un puits de ressources — intellectuelles, physiques et monétaires — qui sont souvent négligées, mais qui peuvent compléter les filières de financement de la recherche plus traditionnelles (Reynolds et coll., 2014).

Comme nous le savons, actuellement, les projets commerciaux de grande envergure font face à des risques marketing élevés, à des délais de financement stricts, ainsi qu’à une complexité technologique et de gestion élevée, ce qui rend difficile la collaboration avec des organismes de recherche extérieurs. Pour cette raison, nous sommes d’accord avec König et coll. (2018) qui trouvent des avantages pour l’expérimentation de systèmes plus petits qui ont réduit la complexité et sont liés par moins de réglementations légales. Le domaine doit pousser à intégrer ces organisations dans des cadres de recherche participatifs en sciences citoyennes, permettant ainsi à la recherche académique de mieux s’intégrer aux formes d’aquaponie qui travaillent dans le monde. En l’absence de mesures et de protocoles formalisés en matière de durabilité, les entreprises aquaponiques risquent de poser des problèmes de légitimation lorsque leurs produits sont commercialisés sur la base d’allégations de durabilité. Une possibilité évidente de collaborations de recherche participative serait la production conjointe de « objectifs de durabilité spécifiques à la situation » pour les installations qui pourraient constituer la « base de la conception du système » et apporter une « stratégie de marketing claire » (König et al. 2018). Travailler vers de tels résultats pourrait également améliorer la transparence, la légitimité et la pertinence de nos efforts de recherche (Bäckstrand 2003).

Le climat européen de financement de la recherche a commencé à reconnaître la nécessité de modifier l’orientation de la recherche en incluant, dans les appels récents de financement de projets, l’obligation de mettre en œuvre les « laboratoires vivants » dans les projets de recherche (Robles et al. 2015). À partir de juin 2018, le projet Horizon 2020 ProGiReg (H2020-SCC2016-2017) va inclure un laboratoire vivant pour la mise en œuvre exemplaire des systèmes dits naturels (NBS), dont un sera un système aquaponique conçu par la communauté, construit par la communauté et exploité par la communauté dans un système solaire passif serre. Le projet, avec 36 partenaires dans 6 pays, vise à trouver des moyens innovants d’utiliser de manière productive les infrastructures vertes des environnements urbains et périurbains, en s’appuyant sur les concepts de coproduction développés dans le cadre de son projet frère, CoProGün.

Les paquets de travail des chercheurs concernant la partie aquaponique du projet vont être triplés. Une partie consistera à élever le soi-disant niveau de préparation technologique (TRL) de l’aquaponie, une tâche de recherche sans collaboration explicite avec les profanes et la communauté. L’utilisation des ressources des concepts aquaponiques actuels et le potentiel d’optimisation des ressources de mesures techniques supplémentaires sont les objectifs fondamentaux de cette tâche. Si, à première vue, cette tâche semble suivre le paradigme susmentionné de la productivité et de l’augmentation des rendements, les critères d’évaluation des différentes mesures comprendront des aspects plus multiples tels que la facilité de mise en œuvre, la compréhension, la pertinence et la transférabilité. Un deuxième objectif sera d’appuyer les processus de planification, de construction et d’exploitation communautaires, qui visent à intégrer les connaissances objectives et la production de connaissances des praticiens. Un méta-objectif de ce processus sera l’observation et la modération des processus de collaboration et de communication communautaires pertinents. Dans cette approche, on s’attend activement à ce que la modération modifie l’observation, ce qui illustre un écart par rapport aux routines traditionnelles de recherche de l’établissement des faits et de la répétabilité. Un troisième paquet comprend la recherche sur les obstacles politiques, administratifs, techniques et financiers. Il s’agit ici d’impliquer un plus large éventail de parties prenantes, des politiciens aux décideurs aux planificateurs, aux opérateurs et aux voisins, avec des structures de recherche développées pour regrouper chacune de ces perspectives spécifiques. Espérons que cette méthode plus holistique ouvre la voie à l’approche de la « durabilité d’abord » proposée dans ce chapitre.

16.7.3 Préoccupations

Reconnaître l’aquaponie comme une forme multifonctionnelle de production alimentaire fait face à de grands défis. Comme on l’a vu, saisir la notion d’ « agriculture multifonctionnelle » est plus qu’un simple débat critique sur ce qui constitue le « post-productionnisme » (Wilson, 2001) ; c’est parce qu’elle cherche à faire évoluer la compréhension de notre système alimentaire vers des positions qui reflètent mieux la diversité, la non-linéarité et l’espace hétérogénéité qui sont reconnues comme des ingrédients clés d’un système alimentaire durable et juste. Il est important de se rappeler que la notion même de « multifonctionnalité » dans l’agriculture est apparue au cours des années 1990 comme « conséquence des conséquences environnementales et sociétales indésirables et largement imprévues et de la rentabilité limitée de la politique agricole commune européenne (PAC), qui visait principalement à pour stimuler la production agricole et la productivité de l’agriculture » (270) (Cairol et al. 2009). Nous ne devons pas oublier que nos climats politiques et nos structures institutionnelles ont été peu propices à un changement durable. Comme d’autres l’ont souligné dans les domaines agronomiques adjacents, la compréhension et la mise en valeur de la richesse des contributions de la production alimentaire au bien-être humain et à la santé environnementale impliqueront nécessairement une dimension critique (Jahn 2013). Ce point de vue, selon nous, doit être plus important dans la recherche en aquaponie.

Nous avons choisi le mot « préoccupation » ici avec soin. Le mot « préoccupation » porte des connotations différentes à la « critique ». L’inquiétude porte des notions d’anxiété, d’inquiétude et d’ennuis. L’anxiété vient quand quelque chose perturbe ce qui pourrait être une existence plus saine, heureuse ou sûre. Cela nous rappelle que faire de la recherche dans l’Anthropocène, c’est reconnaître notre place profondément troublante dans le monde. Que nos « solutions » comportent toujours la possibilité de problèmes, qu’ils soient éthiques, politiques ou environnementaux. Mais l’inquiétude a plus que des connotations négatives. Se préoccuper signifie aussi « être sur », « se rapprocher » et aussi « prendre soin ». Cela nous rappelle de nous interroger sur le sujet de nos recherches. Comment nos préoccupations disciplinaires sont liées à d’autres disciplines ainsi qu’à des questions plus vastes. De façon cruciale, la durabilité et les résultats en matière de sécurité alimentaire exigent que nous nous soucions des préoccupations des autres.

De telles considérations constituent un troisième aspect de ce que nous entendons lorsque nous appelons à une « connaissance critique du développement durable » pour l’aquaponie. En tant que communauté de recherche, il est essentiel que nous comprenions les facteurs structurels qui entravent et limitent l’innovation sociale, politique et technologique efficace de l’aquaponie. Le changement technique repose sur les infrastructures, les capacités de financement, les organisations de marché ainsi que sur les conditions du travail et des droits fonciers (Röling 2009). Lorsque le rôle de ce cadre plus large n’est considéré que comme un « environnement favorable », il en résulte souvent que de telles considérations sont laissées en dehors de l’effort de recherche. C’est un point qui permet de justifier facilement la défaillance des moteurs de développement de haut en bas basés sur la technologie (Caron 2000). À cet égard, le discours techno-optimiste de l’aquaponie contemporaine, qui n’a pas su appréhender une résistance structurelle plus large au développement de l’innovation durable, servirait d’exemple.

En tant que forme potentielle importante d’intensification durable, l’aquaponie doit être reconnue comme étant intégrée et liée à différentes formes sociales, économiques et organisationnelles à différentes échelles, potentiellement à partir des ménages, de la chaîne de valeur, du système alimentaire et au-delà, y compris aussi d’autres niveaux politiques. Heureusement, des mesures visant à faire face aux difficultés structurelles plus larges auxquelles la technologie aquaponique est confrontée ont été prises récemment, avec König et al. (2018) offrant une vision de l’aquaponie à travers un objectif « système d’innovation technologique émergent ». König et coll. (2018) ont montré comment les défis du développement de l’aquaponie découlent : (1) de la complexité du système, (2) du cadre institutionnel et (3) du paradigme de durabilité qu’il tente d’influencer. Le domaine de la recherche aquaponique doit répondre à ce diagnostic.

La lenteur et les grandes chances d’échec que présente actuellement la technologie aquaponique sont l’expression de la résistance sociétale plus large qui fait de l’innovation durable un tel défi, ainsi que de notre incapacité à s’organiser efficacement contre de telles forces. Comme le notent König et coll. (2018), l’environnement à haut risque qui existe actuellement pour les entrepreneurs et les investisseurs aquaponiques oblige les start-up européennes à se concentrer sur la production, le marketing et la formation de marché, sur la fourniture de titres de compétences en matière de développement durable. Dans ce sens, Alkemade et Suurs (2012) nous rappellent que « les forces du marché ne peuvent être utilisées à elles seules pour réaliser les transitions souhaitées en matière de durabilité » ; au contraire, ils soulignent que la dynamique des processus d’innovation est nécessaire si l’on peut orienter le changement technologique vers des trajectoires plus durables (Alkemade et Suurs 2012).

Les difficultés rencontrées par les entreprises aquaponiques en Europe suggèrent que le secteur ne dispose pas actuellement des conditions de marché nécessaires, l’acceptation par les consommateurs - un facteur important permettant le succès des nouvelles technologies du système alimentaire - étant reconnu comme un problème possible. À partir de ce diagnostic, le problème de « l’éducation des consommateurs » a été soulevé (Miličić et coll. 2017). Parallèlement, nous soulignons que l’éducation collective est une préoccupation majeure pour les questions de durabilité du système alimentaire. Mais des comptes comme ceux-ci comportent des risques. Il est facile de revenir sur les conceptions modernistes traditionnelles concernant le rôle de la science dans la société, en supposant que « si seulement le public comprenait les faits » de notre technologie, il choisirait l’aquaponie plutôt que d’autres méthodes de production alimentaire. Des comptes comme ceux-ci supposent trop, tant sur les besoins des « consommateurs » que sur la valeur et l’applicabilité universelle des connaissances spécialisées et de l’innovation technologique. Il est nécessaire de rechercher des comptes plus fins et plus nuancés de la lutte pour un avenir durable qui va au-delà de la dynamique de la consommation (Gunderson 2014) et qui sont plus sensibles aux divers obstacles auxquels les communautés sont confrontées pour accéder à la sécurité alimentaire et mettre en œuvre des mesures durables (Carolan 2016 ; Mur 2007).

L’acquisition de connaissances sur les processus d’innovation met l’accent sur nos institutions génératrices de connaissances. Comme nous l’avons vu plus haut, les questions de durabilité exigent que la science s’ouvre à des approches participatives publiques et privées impliquant la coproduction de connaissances. Mais en termes de ce point, il convient de noter que d’énormes défis sont en suspens. Comme le dit Jasanoff (2007:33) : « Même lorsque les scientifiques reconnaissent les limites de leurs propres enquêtes, comme ils le font souvent, le monde politique, implicitement encouragé par les scientifiques, demande davantage de recherches ». L’hypothèse largement répandue selon laquelle une connaissance plus objective est la clé d’une action en faveur de la durabilité va à l’encontre des conclusions de la science de la durabilité. Les résultats en matière de durabilité sont en fait des processus de connaissance délibérative plus étroitement liés : sensibilisation accrue à la façon dont les experts et les praticiens définissent les questions de durabilité ; valeurs incluses et exclues ; et moyens efficaces de faciliter la communication de divers la connaissance et la gestion des conflits s’il survient (Smith et Stirling, 2007 ; Healey, 2006 ; Miller et Neff, 2013 ; Wiek et al., 2012). Comme le soulignent Miller et coll. (2014), la dépendance continue à l’égard des connaissances objectives pour trancher les questions de durabilité représente la persistance de la croyance moderniste en la rationalité et le progrès qui sous-tend presque toutes les institutions génératrices de connaissances (Horkheimer et Adorno, 2002 ; Marcuse, 2013).

C’est ici que le développement d’une connaissance critique en matière de durabilité pour l’aquaponie déplace notre attention vers nos propres environnements de recherche. Nos institutions de recherche de plus en plus « néolibéralisées » affichent une tendance inquiétante : le recul du financement public des universités, la pression croissante pour obtenir des résultats à court terme, la séparation des missions de recherche et d’enseignement, la dissolution de l’auteur scientifique, la contraction des programmes de recherche à se concentrer sur les besoins des acteurs commerciaux, sur le recours croissant à l’adoption du marché pour trancher les litiges intellectuels et sur l’enrichissement intense de la propriété intellectuelle dans le but de commercialiser les connaissances, qui ont tous un impact sur la production et la diffusion de nos recherches, et en fait, tous sont des facteurs qui influent sur la nature de notre science (Lave et coll., 2010). Une question qui doit être posée est de savoir si nos environnements de recherche actuels sont adaptés à l’examen d’objectifs complexes en matière de durabilité et de sécurité alimentaire à long terme qui doivent faire partie de la recherche aquaponique. C’est le point clé que nous aimerions souligner — si la durabilité est le résultat d’une réflexion et d’une action collectives multidimensionnelles, nos propres efforts de recherche, qui font partie intégrante du processus, doivent être considérés comme quelque chose qui peut également être innové vers des résultats en matière de durabilité. Le projet Horizon 2020 ProgiReg mentionné ci-dessus peut être un exemple de quelques premières étapes ambitieuses vers la création de nouveaux environnements de recherche, mais nous devons travailler dur pour empêcher le processus de recherche lui-même de glisser hors de vue. On pourrait se demander comment ces mesures potentiellement révolutionnaires des « laboratoires vivants » pourraient être mises en œuvre à partir des logiques de financement traditionnelles. Par exemple, les appels en faveur d’approches participatives soulignent l’importance conceptuelle des résultats ouverts, tout en exigeant que les dépenses prévues de tels laboratoires soient prédéfinies. Trouver des moyens productifs de sortir des barrières institutionnelles traditionnelles est une préoccupation constante.

Nos environnements de recherche modernes ne peuvent plus être considérés comme ayant un isolement privilégié par rapport aux enjeux plus vastes de la société. Plus que jamais, nos biosciences axées sur l’innovation sont impliquées dans les préoccupations agraires de l’Anthropocène (Braun et Whatmore 2010). Le domaine des études scientifiques et technologiques nous enseigne que les innovations technoscientifiques ont de graves implications éthicopolitiques. Une discussion de 30 ans dans ce domaine a largement dépassé l’idée que les technologies sont simplement « utilisées » ou « mal utilisées » par différents intérêts socio-politiques après que le matériel ait été « stabilisé » ou légitimé par des expérimentations objectives dans des laboratoires neutres (Latour, 1987 ; Pickering, 1992). La vision « constructiviste » des analyses STS va au-delà de l’identification de la politique au sein des laboratoires (Law et Williams 1982 ; Latour et Woolgar 1986 [1979]) pour montrer que les technologies que nous produisons ne sont pas des objets « neutres », mais qu’elles sont en fait imprégnées de capacités « mondiales » et de conséquences politiques.

Les systèmes aquaponiques que nous aidons à innover sont remplis de capacités de production futures, mais les conséquences de l’innovation technologique sont rarement au centre de l’étude. Pour paraphraser Winner (1993), ce que signifie l’introduction de nouveaux artefacts pour le sens de soi des gens, pour la texture des communautés humaines/non humaines, pour les qualités de la vie quotidienne dans la dynamique de la durabilité et pour la répartition plus large du pouvoir dans la société, cela n’a pas toujours été une question de préoccupation explicite. Quand les études classiques (Winner 1986) posent la question « Les artefacts ont-ils de la politique ? » , ce n’est pas seulement un appel à produire des examens plus précis de la technologie en incluant la politique dans les comptes des réseaux d’utilisateurs et de parties prenantes, bien que cela soit certainement nécessaire ; il nous concerne aussi les chercheurs, nos modes de pensée et d’éthique qui affectent la politique (ou non) que nous attribuons à nos objets (de la Bellacasa 2011 ; Arboleda 2016). Des chercheurs féministes ont souligné comment les relations de pouvoir sont inscrites dans le tissu même de la connaissance scientifique moderne et de ses technologies. Contre les formes aliénées et les formes de savoirsAbstract, ils ont innové des approches théoriques et méthodologiques clés qui cherchent à rassembler des vues objectives et subjectives du monde et à théoriser la technologie depuis le point de départ de la pratique (Haraway 1997 ; Harding 2004). Consciente de ces points, Jasanoff (2007) appelle au développement de ce qu’elle appelle les « technologies de l’humilité » : « L’humilité nous demande de réfléchir plus fort sur la façon de remodeler les problèmes afin que leurs dimensions éthiques soient mises en lumière, quels faits nouveaux chercher et quand résister à demander des éclaircissements scientifiques. L’humilité nous incite à atténuer les causes connues de la vulnérabilité des gens aux préjudices, à prêter attention à la répartition des risques et des avantages, et à réfléchir aux facteurs sociaux qui favorisent ou découragent l’apprentissage ».

Un premier pas important pour notre domaine pour mieux comprendre le potentiel politique de notre technologie serait d’encourager l’expansion du domaine dans des domaines de recherche critiques qui sont actuellement sous-représentés. De l’autre côté de l’Atlantique, aux États-Unis et au Canada, des mesures semblables ont déjà été prises, où une approche interdisciplinaire s’est progressivement développée dans le domaine critique de l’écologie politique (Allen, 1993). Ces projets visent non seulement à combiner l’agriculture et l’utilisation des sols avec la technologie et l’écologie, mais mettent également l’accent sur l’intégration des facteurs socioéconomiques et politiques (Caron et al., 2014). La communauté de recherche en aquaponie américaine a commencé à reconnaître les ressources croissantes de la recherche sur la souveraineté alimentaire, explorant comment les communautés urbaines peuvent être réimpliquées avec les principes de durabilité, tout en prenant plus de contrôle sur leur production et leur distribution alimentaires (Laidlaw et Magee 2016). La souveraineté alimentaire est devenue un sujet énorme qui cherche précisément à intervenir dans les systèmes alimentaires surexploités par les relations capitalistes déstabilisantes. Du point de vue de la souveraineté alimentaire, le contrôle des entreprises sur le système alimentaire et la marchandisation des aliments sont considérés comme des menaces prédominantes à la sécurité alimentaire et à l’environnement naturel (Nally 2011). Nous suivrons le point de vue de Laidlaw et Magee (2016) selon lequel les entreprises d’aquaponie communautaires « représentent un nouveau modèle pour combiner l’agence locale avec l’innovation scientifique pour assurer la souveraineté alimentaire dans les villes ».

Développer une « connaissance critique du développement durable » pour l’aquaponie signifie résister à l’idée que la société et ses institutions ne sont que des domaines neutres qui facilitent la progression linéaire vers l’innovation durable. De nombreuses branches des sciences sociales ont contribué à une image de société imprégnée de rapports de pouvoir asymétriques, lieu de contestation et de lutte. L’une de ces luttes concerne le sens et la nature même de la durabilité. Des points de vue critiques dans des domaines plus larges souligneraient que l’aquaponie est une technologie mûre avec un potentiel politique et des limites. Si nous sommes sérieux au sujet de la durabilité et de la sécurité alimentaire de l’aquaponie, il devient crucial que nous examinions de manière plus approfondie la façon dont nos attentes à l’égard de cette technologie sont liées à l’expérience sur le terrain et, par conséquent, que nous trouvions des moyens d’intégrer cette technologie dans les processus de recherche. Nous suivons Leach et al. (2012) ici qui insistent sur la nécessité de prendre des considérations plus fines en ce qui concerne la performance des innovations durables. En dehors des revendications, juste qui ou ce qui peut bénéficier de telles interventions doit occuper une place centrale dans le processus d’innovation aquaponique. Enfin, comme l’ont clairement indiqué les auteurs de Chap. 1, la recherche d’un changement durable de paradigme nécessitera la capacité de placer nos recherches dans des circuits politiques qui rendent les environnements législatifs plus propices au développement de l’aquaponie et activer les modifications à plus grande échelle. Pour influer sur les politiques, il faut comprendre la dynamique du pouvoir et les systèmes politiques qui permettent et sapent le passage à des solutions durables.

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