16.3 Dépasser la révolution verte
L’Anthropocène marque un changement dans la relation entre les humains et notre planète. Il faut repenser les modes de production actuels qui nous propulsent actuellement sur des trajectoires non durables. Jusqu’à présent, de tels engagements réflexifs n’ont pas été requis en matière de recherche et de développement agriscience. Il convient de rappeler que la Révolution verte, tant dans ses ambitions que dans ses méthodes, a été pendant un certain temps sans controverse ; l’agriculture devait être intensifiée et la productivité par unité de terre ou de travail augmentait (Struik 2006). Sans aucun doute, ce projet, dont les innovations technologiques ont été vigoureusement encouragées par les gouvernements, les entreprises et les fondations du monde entier (Evenson et Gollin 2003), a connu un succès phénoménal à grande échelle. Plus de calories produites avec moins de temps moyen de travail dans le système des produits de base était l’équation qui permettait de produire les aliments les moins chers de l’histoire mondiale (Moore, 2015). Afin de simplifier, normaliser et mécaniser l’agriculture en vue d’accroître la productivité par travailleur, par plante et par animal, il a fallu surmonter une série de barrières biophysiques. La révolution verte y est parvenue en grande partie grâce à des intrants non renouvelables.
Dans l’Anthropocène, ce paradigme agricole qui a marqué la Révolution Verte se heurte à l’histoire (géologique). Il est de plus en plus conscient que ce modèle agricole « artificialisé », qui remplace chaque fois plus de processus écologiques par des intrants chimiques finis, l’irrigation et les combustibles fossiles (Caron et al. 2014), sape littéralement les fondements de l’approvisionnement alimentaire futur. Les contradictions biophysiques de l’agriculture industrielle capitaliste tardif sont devenues de plus en plus évidentes (Weis 2010). De plus, les conséquences environnementales, économiques et sociales dramatiques des modèles contemporains d’agriculture artificialisée de haute intensité sont devenues une préoccupation croissante pour un système alimentaire mondialisé qui manifeste des contradictions accrues (Kearney 2010 ; Parfitt et al. 2010).
Au cours de la période d’après-guerre (milieu des années 40 à 70), une croissance économique sûre a été fondée sur l’extraction accélérée des combustibles fossiles, et comme le note Cota (Cota 2011), le développement de l’agriscience a progressé pendant cette période plus en phase avec les sciences géochimiques que les sciences de la vie. La production agricole conçue autour des rendements maximaux les moins chers avait été simplifiée et unifiée en monocrops, faisant dépendre de la mécanisation et des produits agrochimiques. Bien que très efficace lors de la mise en œuvre initiale, l’efficacité de ces intrants commerciaux a connu une baisse des rendements (Moore, 2015). À la suite des crises pétrolières des années 70, les idéaux productivistes de la Révolution verte se sont davantage répercutés sur les sciences de la vie, en particulier sous le couvert de l’agrobiotechnologie, qui est devenue une industrie de plusieurs milliards de dollars.
Nourrir l’explosion de la population mondiale a été la principale préoccupation d’une narration productiviste décennale qui a servi à assurer la place prépondérante de la biotechnologie agricole dans notre système alimentaire actuel (Hunter et al., 2017). Le grand choc est que ce secteur très avancé n’a pas fait grand-chose pour améliorer les rendements intrinsèques. La croissance de la productivité agricole mondiale a ralenti, passant de 3 % par an dans les années 1960 à 1,1 % dans les années 1990 (Dobbs et al., 2011). Récemment, les rendements des principales cultures se sont approchés à certains endroits des plateaux en production (Grassini et al., 2013). Les agroscientifiques traditionnels se sont dits préoccupés par le fait que le potentiel de rendement maximal des variétés actuelles approche rapidement (Gurian-Sherman, 2009). En outre, on estime que le changement climatique a déjà réduit les rendements mondiaux de maïs et de blé de 3,8 % et de 5,5 %, respectivement (Lobell et al., 2011), et certains mettent en garde contre une forte baisse de la productivité des cultures lorsque les températures dépassent les seuils physiologiques critiques (Battisti et Naylor, 2009).
La diminution des gains d’efficacité des intrants artificiels ajoutés aux limites biologiques des variétés traditionnelles est une situation qui, pour certains, souligne encore plus la nécessité d’accélérer le développement des variétés génétiquement modifiées (Prado et al., 2014). Même alors, les plus grands promoteurs des OGM — les entreprises biotechnologiques elles-mêmes — savent que les interventions génétiquement modifiées permettent rarement d’augmenter le rendement, mais plutôt de le maintenir grâce à la résistance aux pesticides et aux herbicides (Gurian-Sherman, 2009). Ainsi, la production agricole est devenue enfermée dans un cycle qui nécessite le remplacement constant de nouvelles variétés de cultures et de nouveaux ensembles de produits afin de surmonter les impacts environnementaux et biologiques croissants sur le rendement [2]. L’analyse influente de Melinda Cooper (2008 : 19) de l’agro-biotechnologie a permis de retracer comment les modes de production néolibéraux se relocalisent de plus en plus dans les niveaux génétique, moléculaire et cellulaire. Ainsi, la commercialisation des systèmes agraires s’étend de plus en plus vers la capture du matériel génétique et de l’ADN, vers la « vie elle-même » (Rose 2009). Le diagnostic de Cooper (2008) est que nous vivons dans une ère de délire capitaliste caractérisée par sa tentative de dépasser les limites biophysiques de notre terre par la réinvention biotechnologique spéculative de l’avenir. À cet égard, certains ont fait valoir que, plutôt que de surmonter les faiblesses du paradigme conventionnel, l’accent restreint des interventions GM ne semble que renforcer ses caractéristiques centrales (Altieri 2007).
Au milieu de la décélération des hausses de rendement, les objectifs estimés d’augmentation de 60 à 100 % de la production nécessaire d’ici 2050 (Tilman et al., 2011 ; Alexandratos et Bruinsma, 2012) semblent de plus en plus redoutables. Aussi convaincantes et claires que soient ces objectifs, on s’inquiète du fait que les récits de productivistes ont éclipsé d’autres préoccupations pressantes, notamment la durabilité environnementale de la production (Hunter et coll., 2017) et la sécurité alimentaire (Lawrence et coll., 2013). Le paradigme agricole actuel accorde la priorité à la production et la durabilité comme tâche secondaire d’atténuation (Struik et al., 2014).
Trente ans de discussions frustrées sur le développement durable au sein du paradigme productiviste témoignent des graves difficultés pour les chercheurs et les décideurs politiques à combler le fossé entre la théorie et la pratique en matière de durabilité (Krueger et Gibbs 2007). Le concept de « durabilité » avait initialement un potentiel révolutionnaire. Des textes clés tels que « Les limites de la croissance » du Club de Rome (Meadows et al. 1972), par exemple, contenaient une critique imminente des récits de développement mondial. Mais les chercheurs ont souligné la façon dont la « durabilité » au cours des années 80 et 90 est devenue assimilée au discours néolibéral sur la croissance (Keil 2007). Nous sommes maintenant dans une situation où, d’une part, la durabilité mondiale est presque unanimement comprise comme une condition préalable à la réalisation du développement humain à toutes les échelles - du local à la ville, à la nation et au monde (Folke et al., 2005) - et d’autre part, malgré les efforts considérables déployés à de nombreux niveaux de la société pour la création d’un avenir durable, les indicateurs clés à l’échelle mondiale montrent que l’humanité s’éloigne de la durabilité plutôt que de l’adopter (Fischer et al., 2007). Cela est en dépit de la régularité croissante des rapports très médiatisés qui soulignent de plus en plus les graves risques que présentent les tendances existantes pour la viabilité à long terme des systèmes écologiques, sociaux et économiques (Steffen et al. 2006 ; Stocker 2014 ; Assessment 2003 ; Stern 2008). Cette situation — l’écart grandissant entre notre trajectoire actuelle et tous les objectifs significatifs de durabilité — a été discutée comme le soi-disant « paradoxe de la durabilité » (Krueger et Gibbs 2007). Le discours dominant sur la sécurité alimentaire et la durabilité continue de galvaniser les impératifs de développement axés sur la croissance (Hunter et al., 2017).
La recherche et le développement en agriscience se sont multipliés en accord avec les structures politico-économiques dominantes qui ont défini le développement planétaire au cours des 30 dernières années (Marzec 2014). Bien que les effets négatifs de la soi-disant « Chicago School » du développement aient été bien documentés (Harvey 2007), l’innovation biotechnologique reste enracinée dans le discours néolibéral (Cooper 2008). Ces récits présentent systématiquement les marchés mondiaux, l’innovation biotechnologique et les initiatives multinationales d’entreprises comme les conditions structurelles préalables à la sécurité alimentaire et à la durabilité. La crédibilité empirique de ces allégations a longtemps été remise en question (Sen 2001), mais elle semble particulièrement pertinente au milieu de l’accumulation d’échecs de distribution chroniques et de crises alimentaires qui marquent notre époque. Il vaut la peine de répéter le point de Nally (2011 ; 49) : « Le spectre de la faim dans un monde d’abondance semble prêt à se poursuivre jusqu’au XXIe siècle… ce n’est pas l’échec du régime alimentaire moderne, mais l’expression logique de ses paradoxes centraux ». Il s’agit d’une situation où la malnutrition n’est plus perçue comme une défaillance d’un système fonctionnant autrement efficacement, mais plutôt comme une caractéristique endémique de la production systémique de rareté (Nally 2011). Face à ces incohérences persistantes, les commentateurs notent que les appels néolibéraux à la prospérité humaine, à la sécurité alimentaire et à la croissance verte semblent déconnectés et souvent motivés par des idéologies (Krueger et Gibbs 2007).
L’Anthropocène est une époque où les catastrophes écologiques, économiques et sociales vont de pair avec des économies et des institutions modernes orientées vers une croissance illimitée contre les systèmes biophysiques finis de la terre (Altvater et al. 2016 ; Moore 2015). Cohen (2013) décrit l’Anthropocène comme un désastre « éco-éco », tenant compte de la relation pourrie dans laquelle la dette économique devient aggravée par la dette écologique de l’extinction des espèces. Aujourd’hui plus que jamais, la foi dans les pouvoirs modernisateurs des interventions alimentaires néolibérales proclamant un avenir juste et durable s’épuise (Stengers 2018), mais la ressemblance constatée par certains commentateurs (Gibson-Graham 2014) entre notre système alimentaire et les systèmes financiers désordonnés de nos économies néolibérales trace une tendance alarmante. Il convient de noter que cette ressemblance est plus profonde que la simple production de la dette (l’une étant calorifique et génétique, l’autre économique). La vérité, c’est que notre système alimentaire repose sur un lien entre les tarifs commerciaux, les subventions agricoles, le respect des droits de propriété intellectuelle et la privatisation des systèmes de provisionnement public. Vu d’en haut, ces procédures constituent une gestion pseudo-entreprise du système alimentaire, qui, selon Nally (2011 : 37) devrait être considérée comme un processus « biopolitique_ proprement conçu pour gérer la vie, « y compris la vie des pauvres affamés qui sont « laissés mourir » car les intérêts commerciaux supplantent les humains besoins ». La pétrochimie et les micronutriments, semble-t-il, ne sont pas les seules choses consommées dans l’Anthropocène ; les futures le sont (Collings 2014 ; Cardinale et al. 2012).
Ce qui, autrefois, aurait pu être considéré comme nécessaire effets secondaires de l’impératif de modernisation de la révolution verte, les soi-disant « externalités » de notre système alimentaire actuel, sont de plus en plus exposés comme une sorte d’ « efficacité trompeuse » orientée vers une production et un profit rapides et très peu d’autres (Weis 2010). La constatation inquiétante est que le système alimentaire que nous héritons de la Révolution Verte ne crée de valeur que lorsqu’un grand nombre de coûts (physiques, biologiques, humains, moraux) peuvent être négligés (Tegtmeier et Duffy 2004). De plus en plus de voix nous rappellent que les coûts de production vont au-delà de l’environnement dans des domaines tels que l’exclusion des agriculteurs défavorisés, la promotion de régimes destructeurs (Pelletier et Tyedmers 2010) et plus généralement l’évacuation de la justice sociale et de la stabilité politique des questions alimentaires (Power 1999). La relation entre l’intervention technologique agraire, la sécurité alimentaire et la durabilité émerge d’une question beaucoup plus vaste et complexe que ne le reconnaissent les récits de la Révolution verte.
En situant le système alimentaire contemporain dans des processus historiques récents dominants, la discussion ci-dessus a accordé une attention particulière aux liens destructeurs entre l’agriculture moderne et les logiques économiques du capitalisme tardif. Il est toutefois important de se rappeler que de nombreux commentateurs ont mis en garde contre les comptes trop simplifiés ou déterministes concernant la relation entre les relations capitalistes de production et la problématique anthropocène (Stengers 2015 ; Haraway 2015 ; Altvater et al. 2016). Une telle discussion est rendue possible grâce à près de quatre décennies d’enquêtes critiques menées par des féministes, des chercheurs scientifiques et technologiques, des historiens, des géographes, des anthropologues et des activistes, qui se sont efforcés de retracer les liens entre les formes hégémoniques de la science et la destruction sociale et environnementale causée par le capitalisme industriel (Kloppenburg 1991). Cette éthique de recherche « déconstructive » a permis d’acquérir une compréhension importante de la façon dont l’agriscience moderne a progressé sur des trajectoires qui impliquent la négligence de contextes et d’histoires physiques, biologiques, politiques et sociales particuliers (Kloppenburg, 1991). Dans de nombreux cas, les récits modernisants du « développement » comme ceux mis en œuvre dans la Révolution verte sont apparus — par les anthropologues, les historiens et les communautés indigènes — comme une sorte de successeur modifié du discours colonial d’avant-guerre (Scott 2008 ; Martinez-Torres et Rosset 2010). En termes anthropologiques, ces études nous ont enseigné que, bien que l’agriculture moderne soit enracinée dans des récits de développement de la prospérité universelle, en réalité, le « progrès » a été réalisé par le déplacement, voire la destruction, d’une grande diversité de perspectives, de pratiques, d’écologie et de paysages. C’est pour cette raison que Cota (2011 : 6) nous rappelle l’importance du travail critique qui positionne explicitement le paradigme biopolitique de l’agriculture industrielle « pas d’abord et avant tout comme un type d’impérialisme économique, mais plus profondément comme un type d’impérialisme épistémique et culturellement spécifique ».
C’est un point clé. La Révolution Verte n’était pas seulement une intervention technique, ni économique, mais impliquait la propagation d’une reconfiguration plus profonde des registres épistémologiques de l’approvisionnement alimentaire lui-même. Il s’agissait d’un processus qui a profondément influencé la façon dont les connaissances agricoles étaient produites, propagées et mises en œuvre. Comme l’explique Cota (2011 : 6) : « l’utilisation du discours physicaliste et probabiliste, une conception purement instrumentale de la nature et du travail, la mise en œuvre de calculs statistiques déconnectés des conditions locales, [ainsi que] le recours à des modèles sans reconnaître les spécificités historiques » sont autant de moyens de l’adoption de l’agenda biopolitique de la Révolution verte. Cette liste d’engagements décrit les fondements de la révolution verte, mais comme nous l’avons vu, ces engagements à eux seuls se sont révélés insuffisants pour créer un système alimentaire juste et durable. Il devient évident que tout programme de recherche adapté à l’Anthropocène doit apprendre à dépasser le paradigme alimentaire moderne en forgeant une éthique de recherche différente avec des engagements différents.